La mère corbeau et sa petite sœur, la «working mom»
«Mère corbeau» : cette expression tirée de l’allemand Rabenmutter pourrait être traduite ici par «mère indigne». Péjorative, elle fait référence aux mères qui ne prendraient pas assez soin de leurs enfants parce qu’elles choisissent de poursuivre leur carrière. La mère corbeau fait également écho au terme un peu plus doux de «working mom», qui vient lui aussi avec son lot de connotations et d’implications. Après tout, on ne dirait jamais «working dad» pour qualifier les pères qui travaillent. Devrions-nous encore, dans nos sociétés modernes, devoir choisir entre famille et carrière? Des femmes ambitieuses d’ici et d’ailleurs tentent de faire évoluer les mentalités autour de ces concepts, afin de réaliser pleinement leurs aspirations. Et ce, sans se faire coller d’étiquette.
Selon un sondage réalisé par Léger et L’effet A en 2016, la maternité n’est pas le principal frein pour les femmes qui se disent ambitieuses. En effet, les obligations familiales viennent en 4e position après le manque d’opportunités, le manque de confiance en soi et la peur du risque. Ironiquement, le fait d’avoir des enfants est perçu par les femmes qui se disent non ambitieuses et par les hommes comme étant le frein numéro un à l’ambition féminine. Question de perception, donc? Oui et non. Au Québec, où le sondage a été réalisé, les familles profitent d’un large soutien de la part du gouvernement. On déduit donc que les biais de perception viennent, encore aujourd’hui, influencer les mentalités. Ce qui fait écho au mythe persistant selon lequel ambition et famille ne feraient pas bon ménage… Ailleurs dans le monde, les programmes d’aide, l’organisation des congés parentaux, les infrastructures mises en place pour la garde et les systèmes politiques ne sont pas tous égaux. Ce qui a un impact indéniable sur les femmes et leur capacité à déployer leur ambition.
Mais même quand le contexte est plus favorable, de nombreux obstacles entravent et compromettent l’avancement des femmes ambitieuses, qui doivent retrousser leurs manches. «Si on assume ce que l’on veut, qu’on se tient la tête haute et qu’on prend nos décisions en fonction de nos objectifs personnels, on peut réconcilier le fait de travailler et d’avoir une famille», croit Mélanie Lavoie, mère de quatre enfants qui a toujours occupé des postes de cadre dans de grandes entreprises telles que Bombardier. «Passer du temps avec mes enfants a toujours été important. J’ai donc fait des choix professionnels qui me permettaient de conjuguer les deux, sans me freiner dans mon ambition d’occuper des postes importants», explique-t-elle.
D’autres réalités
«En Allemagne, c’est encore assez mal vu de travailler alors que l’on a des enfants», confie Anke Paulick, une entrepreneuse dans le domaine technologique et mère de trois jeunes enfants. Ce pays, que l’on pourrait croire progressiste à bien des niveaux, l’est pourtant assez peu en ce qui a trait à la place des femmes au travail. Les services de garde sont pratiquement inexistants. L’école se termine tous les jours à 14h30 et à midi le mercredi, compliquant la possibilité de travailler pour les femmes, même à temps partiel.
Anke Paulick a pourtant décidé de foncer et de créer sa propre compagnie, et ce, malgré les préjugés. «Je savais depuis assez jeune que je voulais prendre mes propres décisions et que je ne serais jamais une mère au foyer. J’ai la fibre entrepreneuriale!», dit-elle. Pour illustrer le poids qu’exercent sur les femmes les mentalités conservatrices, elle raconte que l’un de ses premiers employeurs ne croyait pas qu’elle reviendrait au travail trois mois après la naissance de son premier enfant, et ce, même si elle nommait son désir de reprendre le boulot. Il l’encourageait plutôt à prendre du temps avec son enfant. Mais elle est revenue. «Je m’étais organisée en conséquence. C’était inhabituel pour la mentalité allemande, mais je savais ce que je voulais», se souvient-elle.
Même son de cloche du côté de la Suisse. «Ici, c’est le Moyen-Âge!», s’esclaffe Ana Paula Tediosi. Basée à Zurich, cette mère de deux enfants qui a été confrontée à sa propre expérience s’est beaucoup intéressée à la question des «working moms».
Lorsque je vivais au Brésil, j’étais encouragée à être ambitieuse professionnellement et à me développer en ce sens. En Suisse, quand j’ai eu mon premier enfant, on s’attendait à ce que je m’en occupe à temps plein et que j’arrête de travailler.
Elle s’est interrogée sur ces contradictions en créant un blogue pour s’y attaquer, anajustana.com, duquel elle a tiré un livre paru en juin 2021, Ambition Factor, Rewriting the Story of Working Mothers.
«La Suisse est en retard d’une trentaine d’années par rapport aux systèmes mis en place dans d’autres pays pour faciliter la place des femmes au travail. La gestion des enfants relève encore énormément du privé, et comme nous sommes un pays riche, il est possible et normal de ne vivre que d’un seul salaire, majoritairement masculin», explique-t-elle.
En France, c’est l’inverse. «Tout le monde travaille, et ce, avec des horaires impossibles», observe Émilie Bléhaut, consultante opérationnelle qui a mis en place divers programmes pour aider les femmes en milieu de travail au sein de plusieurs compagnies françaises. «On travaille souvent jusqu’à 19h ou 20h le soir. Sinon, on part à 16h pour aller chercher les enfants à l’école à temps, et on se remet au boulot après la routine du soir. On a un vrai problème avec nos horaires», dit-elle. Elle-même mère de deux enfants, elle a tenté d’être à la fois une travailleuse, une mère, une épouse… au détriment de sa santé. «Le week-end, j’étais trop épuisée pour faire des activités avec les enfants.»
La solution qu’ont trouvée certaines familles? Une aide à la maison. «Mes enfants sont beaucoup plus calmes avec l’aide. Ça me permet de rentrer un peu plus tard à la maison et d’avoir de vrais moments de qualité avec eux», affirme Émilie, en étant consciente que ce luxe est loin d’être accessible à toutes. Mélanie Lavoie bénéficie aussi d’une aide à la maison. «C’est sûr que ça nous permet, à mon conjoint et moi, de rester plus longtemps au bureau et de déléguer des tâches comme le ménage, la préparation de quelques repas et le déplacement des enfants entre l’école et la maison», observe la cadre québécoise.
L’importance du partenaire
«Je n’aurais pas pu avoir la carrière que j’ai si, dès le départ, une entente n’avait pas été prise avec mon partenaire sur le partage complètement équitable des tâches ménagères, du congé parental et de l’implication auprès des enfants», affirme Anke Paulick. «Comme je fais un aussi bon salaire que mon conjoint, parfois meilleur, cela me donne un pouvoir de négociation sur la conciliation travail-famille», croit la femme d’affaires allemande.
Même son de cloche des autres femmes interviewées. Outre le congé de maternité, qui peut être divisé entre les partenaires, l’ouverture et l’implication égalitaire du conjoint dans la sphère familiale est cruciale pour les aider à être ambitieuses et à développer leur carrière. Mais il reste encore bien du travail à faire pour changer les mentalités partout dans le monde…
Réussir sa vie, d’abord et avant tout!
«Je dis toujours que mon objectif, c’est de réussir ma vie, et pas uniquement ma carrière», affirme Mélanie Lavoie, qui a l’ambition de s’accomplir à tous les niveaux. Après tout, qu’il s’agisse de vouloir être une mère à la maison, de travailler à temps partiel ou à temps plein, d’occuper un rôle de leadership dans une grande organisation ou de démarrer sa propre entreprise, le point de départ, c’est de s’assumer dans ce que l’on désire et de prendre les moyens et les décisions pour y parvenir. «Quand je pars tôt du travail, je ne pars pas en voleuse; je dis au revoir à tout le monde, je m’assume, et personne ne remet en question mes choix», soutient Mélanie Lavoie.
Mais le poids des obstacles que vivent les mères et les femmes ambitieuses ne peut reposer sur leurs seules épaules. «Les choses évoluent, lentement mais sûrement. Cela dit, outre la volonté des femmes, il faut aussi que les systèmes politiques et sociaux emboîtent le pas», conclut Anke Paulick.
Suivez-nous sur Facebook, Twitter, LinkedIn, et Instagram. Vous pouvez également vous abonner à notre infolettre.